Un article du site LES DECOUVREURS : éditions LD
DANS LA CHAIR DU POÈME. NI LOIN NI PLUS JAMAIS D’ISABELLE LÉVESQUE.
Lorsque je serai mort depuis plusieurs années, Et que dans le brouillard les cabs se heurteront, Comme aujourd’hui (les choses n’étant pas changées) Puissé-je être une main fraîche sur quelque front !
Oui. C’est à ce vœu émis, il y a plus d’une centaine d’années par ce magnifique poète que fut aussi Larbaud que je ne peux m’empêcher de songer à la lecture du dernier livre d’Isabelle Lévesque, Ni loin ni plus jamais, présenté en sous-titre comme une suite pour Jean-Philippe Salabreuil. Belle chose en effet que cette « main fraîche » passée par un poète depuis longtemps disparu sur le front d’un poète vivant. Que cette transsubstantiation qui fait ici que le verbe se fait chair. Et que ce qui était apparemment mort redevient dans un geste et pour un instant, vie.
Seulement, contrairement à ce qu’imagine l’auteur des Poésies de A.O. Barnabooth, les choses ont aujourd’hui bien changé et si les brouillards demeurent – encore que ceux de Londres qu’il évoque se soient considérablement réduits – les formes poétiques et les goûts de nos contemporains ont terriblement évolué. Au point de nous rendre certains textes moins aisément lisibles.
Ceux de Jean-Philippe Salabreuil (1940-1970) que mon ami Ludovic Janvier m’avait un jour apportés à lire après en avoir déniché un recueil dans une solderie, sont sans doute de ceux-là que leur apparent excès de sentimentalité, leur métaphorisme extrême et leur idéalité sous-jacente, placent aux antipodes des attentes plus triviales et moins évanescentes, autrement contournées, de la plupart des auteurs/lecteurs contemporains.
Reste heureusement ce phénomène tellement toujours sous-évalué de la lecture appropriante. De cette merveilleuse capacité qui est la sienne d’à chaque fois donner ou de redonner sens. Et c’est de cela que témoigne l’ouvrage ici bienvenu d’Isabelle Lévesque. Les matériaux poétiques dont use Jean-Philippe Salabreuil, qui sont principalement ceux de la nature, ainsi que l’espèce de battement d’ailes de papillon des formes qu’ils construisent, font écho à sa propre poésie. À la faculté qu’elle a, comme en témoigne par exemple son ouvrage Voltige, de s’émerveiller, dans une langue à chaque fois réinventée, des correspondances qu’elle trouve entre les images diffractées du monde physique et ses bien mobiles et parfois fugitifs, élans ou déplacements intérieurs.
Et l’on comprend dès lors qu’elle puisse en faire hommage à ce jeune poète suicidé de trente ans dont elle « entend la musique » et célèbre l’emportement. Dont, de l’intérieur aussi, elle ressent les failles « comme autant de blessures et de vœux qui entrent dans le poème ».
Et je me dis alors qu’il faudrait que je relise autrement ce Jean-Philippe Salabreuil qui jusqu’alors ne trouvait qu’assez peu de passages jusqu’à moi. En ne voyant plus peut-être dans ce concert d’images, criant le manque, qui quelque peu me rebutait, que cette pure expressivité qui renvoie moins aux choses apparemment désignées qu’à sa propre origine, à cette manière à elle, bien en deçà des mots, de « se sentir » et de faire expression de soi. Pour donc entendre à travers cette voix possiblement datée mais non factice, l’appel qu’elle lance toujours du vivant de sa chair.
Secret nous livre Isabelle Lévesque :
« poète n’est pas mort, au souffle lit survie, redit poème en cœur. Porte enfance des vers pour rejoindre, les disparus s’avancent. »
Et ce sera pour moi, pour nous enfin, ni loin, ni plus jamais, une nouvelle fois : cette pleine leçon d’avoir à reconnaître que, de poète à poète, de forme en forme et d’époque en époque, une fois franchement habité, le poème comme le jour toujours avance. Nous recommence. Mais ne disparaît pas.
NOTE : le livre d’Isabelle Lévesque inaugure la nouvelle collection Poésie du Silence que lance Le Silence qui roule, cette belle petite maison d’édition placée sous le signe de la rencontre entre la peinture et la poésie que l’on doit à Marie Alloy qui y reproduit en couverture une de ses huiles sur toile, très suggestivement intitulée Herbes de neige.
Pour lire sur ce blog ma lecture de Voltige.