Deux livres de correspondance : Marie Alloy, Dominique Sampiero, Vers la terre(1995), L’Ombre emboîtée(1997), aux Editions Le Silence qui roule.
Chère Marie,
j’ai passé de longues heures à lire, à regarder Vers la terre, et L’Ombre emboîtéei. J’ai essayé de m’en imprégner. Je découvrais complètement Sampiero, dont seul le nom m’était connu. Je connaissais un peu plus ton travail.
Quoique très différents l’un de l’autre, ces deux livres m’ont tout de suite captivé ; la lumière naturelle m’y aidait d’ailleurs car la salle de lecture était offerte à un ciel chargé de mille nuances, de mille strates d’épaisseurs, nues et azur se disputant souvent la partie à toute vitesse. Un peu comme des sentiments, du reste. C’était un climat parfait pour me laisser prendre par la masse des papiers et la matérialité du livre (Vélin d’Arches pour L’Ombre, BFK de Rives pour Vers la terre). L’Ombrem’étonnait par l’association de ses deux corps de texte (Clearface 34 et 17), par son organisation « en couple » ; l’autre, monumental, narratif, par le poids des aquatintes et des textes colorés, tourbés, tangibles.
J’ai pris beaucoup de notes. Le mystère cependant persistait : plus je tournais les pages, plus me traversait une réalité versatile. Je n’arrivais pas à la pénétrer.
Je suis retourné plusieurs fois à la bibliothèque, j’ai évidemment lu l’article que t’a consacré Arts & Métiers du livre, puis ton article sur Dominique Sampiero, Le Sens profond de la terre, paru dans Nord’. Plus tard, je t’ai adressé l’espèce de questionnaire que voici : tu m’as fait l’amitié d’y répondre. Je te remercie vivement, chère Marie, pour cet échange. Aujourd’hui, nous le partageons avec tous les lecteurs de Recours au poème. Ainsi quelque chose circule.
Thomas Demoulin – Comment as-tu pressenti que Dominique Sampiero et toi partagiez certaines intuitions ? Pourquoi lui as-tu écrit ?
Marie Alloy – Je l’ai contacté après avoir lu avec émotion ses premiers ouvrages en prose poétique et comme je commençais depuis seulement quelques années (1993) à créer des livres d’artiste, et, sans rien programmer, j’ai pris contact avec lui via son éditeur (Cheyne à l époque, si je ne me trompe pas). J’avais déjà réalisé des livres avec d’autres poètes, comme Antoine Emaz, mais ici l’expérience avec D.S. fut différente, davantage basée sur l’échange vivant (poèmes / gravures) qu’avec Antoine Emaz pour qui laisser « totale carte blanche à l’artiste » est sa façon, non de se désengager mais de faire confiance et d’accepter l’imprévisible – le dialogue venant après, ou pendant, mais sans ingérence dans le mouvement singulier de l’artiste. En fait Dominique Sampiero à qui j’avais envoyé une recherche en cours, un petit agenouilléréalisé en aquatinte au sucre et tiré en encre noire, s’est senti interpellé par cette estampe. Il a commencé à écrire à partir d’un envoi de petits personnages, assez primitifs, terreux, repliés sur eux-mêmes, dans un rapport à la terre à la fois organique, minéral et relié à la prière, par le fait de s’incliner, avec humilité, (un peu comme dans la posture d’un paysan de Jean-François Millet par exemple). Au fil des échanges qui se sont étalés sur plusieurs mois, ce fut tantôt l’écriture qui donnait forme aux figures gravées, tantôt celles-ci qui suscitaient l’écriture. Il y eu un mouvement d’échange très dynamique, une motivation réciproque, une stimulation créative mutuelle.
TD – Apparemment, c’est toi qui, la première, a envoyé quelques chose (était-ce l’aquatinte en frontispice ?), puis Sampiero et toi vous avez correspondu, vous êtes vraiment entrés dans cette démarche d’échange dont parle Pierre Dhainaut à propos des livres d’artiste : c’est toujours risqué, ce premier pas vers l’autre, non ? Le dialogue peut ne pas prendre ?
MA – Non ce n’était pas l’aquatinte en frontispice le point de départ ; celle-ci est venue bien après, au contact des mots, surgie d’un monde inconscient à la croisée de l’anal et de l’animal, comme quelque chose qui naîtrait de l’humus même de la terre et du dialogue.
Livre d’échange bien sûr, mais c’est aussi à un niveau de profondeur qu’il n’y a pas lieu d’analyser. Nous nous sommes rencontrés plus tard, mais l’échange essentiel dans le travail de création s’est fait par courrier.
Il n’y a pas de risque à entrer en contact, chercher un dialogue ; poésie et peinture, ou gravure, ont toujours été étroitement liées. Le seul risque est que le travail dans le livre soit mal engagé, voire fabriqué, non authentique – dans ce cas, il faut refaire, recommencer (pour certains livres qui m’ont résisté, j’ai dû faire de nombreuses maquettes avant de trouver une justesse). J’ai toujours cherché un accord entre les figures gravées et le poème, ses rythmes, son monde, en refusant l’illustration comme l’abstraction. Privilégier l’émotion, la voie sensible, une sorte d’imperfection qui donne la vibration humaine, son toucher et sa voix
TD – Des corps agenouillés… Un rapport avec la sculpture ?
MA – Non je n’ai pas pensé à la sculpture mais seulement à la projection de mon propre corps sur le sol de l’atelier, puisque j’ai réalisé ses plaques en aquatinte au sucre, agenouillée moi-même par terre, pour les peindre, puis les faire mordre par l’acide. Mon atelier d’alors était une vieille étable…
TD – En 1995, pour Vers la terre, tu possèdes ta propre presse taille-douce depuis peu. Est-ce que ça a été une évidence pour toi de l’utiliser pour ce premier livre avec Dominique Sampiero ?
MA – Non, pas une évidence. Il n’y a d’évidence en rien. C’est un cheminement, un enchaînement des actes et des gestes – comme pour le roulement des cylindres de la presse. La plaque gravée est entraînée, roulée sur le papier, imprimée et l’empreinte en devient révélation. J’ai fait une cinquantaine de personnages pour ce livre, vingt-cinq seulement ont été retenus, pour leur force énigmatique, charnelle, presque primaire. Il y avait aussi en jeu pour ce livre un rapport à la sexualité et à la mort qui a secoué mon travail de graveur (une façon de labourer le corps de la plaque et du langage).
TD – Sampiero a un rapport vivant et nourri à l’image, quelle expérience avait-il alors du livre, du livre d’artiste ?
MA – Il a fait de nombreux livres d’artiste, bien avant ce livre avec moi, et bien aprèsv. Je ne connaissais pas cet aspect de son travail, je lisais seulement les poèmes dans des éditions courantes, à l’affût d’échos intérieurs. Plus tard, après ce livre, j’ai compris que ce qui m’avait touché dans cette écriture de D.S., c’était le nord de mes origines, le nord rural, une certaine pauvreté d’être et de nudité intérieure mais comme emportée dans un maelstrom de sensations confuses, un trop d’images, un flux inapaisable et contradictoire de beauté et de maux.
TD – Dans le même ordre d’idée, c’est un poète qui ne redoute pas d’embarquer dans une narration. Est-ce que toi tu as eu cette impression ?
MA – Non, la narration échappe au texte ici. C’est de la poésie, une voix qui s’étrangle à dire le corps dans l’amour et à rejeter l’enfouissement ultime ; ce qui en résulte est une haute lutte avec la terre et avec soi-même. Mes gravures accompagnent, elles ne décrivent pas. On peut lire sans les regarder, ou ensemble, prose et estampe, il se produit une autre alchimie, d’autres forces. En fait, il n’y a rien de raconté. Juste un dépôt de vie dans l’humus des figures agenouillées.
TD – Et la typo ? C’est intéressant, la couleur change au fil des pages : ton idée, une proposition de Sampiero ?
MA – Mon idée, une nécessité. J’imprimais en sérigraphie, donc pas de contrainte technique comme avec la typo. Je trouve que le fait d’apporter une autre couleur au texte, était comme une façon de lui donner une nourriture différente, ou un timbre qui en modifie légèrement la réception. Palette automnale annonçant la saison des pourritures à venir et qui bouge de chapitre en chapitre.
TD – A partir de cette connivence entre vous sur la question du « devenir de la terre, de nos racines »(je te cite), en quoi votre échange a-t-il éventuellement approfondi ou infléchi ta propre quête ?
MA – Je ne sais pas. La terre est notre racine commune. Toute ma peinture est liée à la terre et la gravure, principalement au végétal, aux éléments, surtout l’eau et la terre. Je me suis retrouvée dans les pages de Bachelard à ce propos. Mais je n’aime pas dire « je », cela concerne chacun. Tout cela s’approfondit sans doute au fil du temps presque naturellement. Je n’emploie plus le mot « quête ».
TD – Vers la terre : est-ce que tu dirais que, dans ce livre, une sorte d’impureté, d’austérité, de violence aussi, confine à la grâce d’une création perpétuellement continuée ?
MA – La persévérance et une éthique intérieure exigeante orientent le travail dans l’atelier sans le séparer du monde humain, social. La grâce reste secrète, énigme. Ce n’est pas austérité, c’est peut-être ascèse, rudesse, mais aussi lumière. Elle émane de la terre et de la chair du poème.
TD – Comment s’est passé l’enchaînement de ce premier livre au projet de L’Ombre emboîtée ? Quelles ont été les modalités de votre échange pour ce deuxième livre ?
MA – Le poème fut premier sur les lithographies. J’apprenais à cette époque la lithographie à l’atelier de Jörge de Sousa à Paris et j’ai eu le désir de l’associer dans un livre assez grand. Il n’y a pas de lien direct entre ces deux livres, sinon un besoin de fidélité à un auteur pour approfondir les circulations entre nos deux modes d’expression.
TD – Là, tu utilises quatre lithographies sur un papier que tu viens « contrecoller » (c’est ça ?) sur ta feuille en Vélin d’Arches. Qu’est-ce qui t’a inspiré cette idée ?
MA – Oui la litho est plus fine dans ses détails lorsqu’elle est tirée sur un papier japon ou chine, et cela lui donne une teinte crémeuse qui se différencie de l’Arches blanc naturel. Les graveurs utilisent fréquemment ce procédé qui valorise l’impression en lui donnant un épiderme.
TD – Pour la typo, il y a 2 corps de texte (il y a 2 poèmes). Tu t’en es chargée ? C’est difficile à composer, un tel alignement ? Tu peux raconter ?
MA – Oui j’ai imaginé et construit seule cette mise en page du texte initial qui en favorisait ainsi une double lecture, voire de multiples lectures ; j’ai trouvé cette idée dynamisante pour le texte qui devenait de cette façon poème et une sorte de chant.
TD – Je trouve que le sens de lecture est questionné par ce procédé, que l’on peut « tisser » les deux textes de différentes manières : j’ai raté quelque chose ou bien c’est cette réouverture que vous vouliez ?
MA – C’est bien sûr ce que j’ai volontairement recherché.
TD – J’espère rencontrer Sampiero parce que ce livre semble avoir des échos très forts avec une espèce d’image originelle à la source de sa création poétique. « Grand-mère est assise à la fenêtre et regarde. Elle m’offre une première leçon d’amour. De silence, de contemplation. Mon premier poème ».Il t’a parlé de cela ? Et tes silhouettes, encadrées, ont-elles un rapport avec la quête impossible de cette image-souvenir ?
MA – Chacun porte en soi de tels souvenirs, que nous soyons, comme avec Dominique S. d’une même génération, ou d’une autre. Le rapport affectif à la mère ou aux grands parents sont l’une des sources de nos émotions, pensées, écritures (en mots ou gravées). J’ai évoqué cela dans un livre paru aux éditions Invénit où, à partir d’un tableau de Corot, j’ai retrouvé « Un chemin d’enfance » en contemplant deux silhouettes de paysans faisant corps et âme avec le paysage.
Je ne vois pas les silhouettes de « Vers la terre » comme encadrées mais ouvertes. Le souvenir n’est pas fixé mais mouvant, il circule d’un plan à l’autre de la mémoire, effaçant ou renforçant certains détails. Garder au plus secret de soi ce qui sourd d’essentiel.
TD – Si tu as des histoires ou des anecdotes à propos de ces livres, de leur réception… Je prends !
MA – Non, pardon ; le livre suffit. Il ouvre, dit et montre. A chacun d’en faire son miel ou son histoire. Certains en aiment la densité obscure comme on aime s’enfoncer dans une forêt, d’autres rejettent certaines pages, se sentant dérangés ou offensés par la crudité allusive des images et des phrases. Cela ne nous appartient pas.
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