Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
Éditions L’herbe qui tremble, 2017. Lecture d’Isabelle Lévesque
Loin du regard perdu qui scrute la nuit, c’est l’angle ouvert d’une lumière souveraine qui ouvre le livre de Marie Alloy. Une femme peint et pose ses yeux sur les lignes de couleurs de ses pairs, de ses illustres pairs choisis. Rien d’autre n’est affirmé qu’une évidente assise ouverte : le regard anime la peinture, la lumière qui a présidé à l’élaboration de la toile se révèle et devient à son tour miroir du signe clair porté par elle. Marie Alloy le précise, Cette lumière qui peint le monde a été écrit « au fil du temps ». Ce sont des expositions, des visites, des rencontres qui ont nourri dans la durée ce livre. Tous les artistes évoqués sont des « passeurs de lumière » : Turner, Bonnard, Morandi, Zack, Sima, Vieira da Silva, Truphémus et Asse. Marie Alloy écrit en peintre : la description qu’elle fait des œuvres n’oublie pas le geste de l’artiste, le vocabulaire peut être très technique, toujours précis, avec des nuances infinies pour les indications de couleurs. Ainsi, pour Turner, dans le chapitre intitulé « L’issue solaire », Marie Alloy décrit un tableau, Le lac des Quatre Cantons : La baie d’Uri vue de Brunnen, daté de 1844, exposé au printemps 2015 à la Tate Britain de Londres : « […] des vagues de nuages blancs surplombant le ciel et le lac s’unissent en un horizon gris et rose travaillé en impasto (empâtement) avec des voiles de laques rouges et des glacis jaune de chrome très clair. C’est un mouvement continu de courants aériens suggérant la poursuite de l’espace hors des limites de la toile, donnant au regard la sensualité lumineuse de l’air. » Marie Alloy souligne dans les dernières peintures de Turner la modernité d’une quasi-absence de couleur pour que soit seule perçue, impénétrable et singulière, la lumière. Paysages traversés, mais qu’il ne pouvait plus parcourir à cette époque, sa santé l’en empêchant. Sa peinture se nourrit alors « d’expériences picturales vécues », c’est sur l’oubli qu’il fonde en partie sa représentation (autant sur ses souvenirs qu’à l’aide des « notations du dessin aquarellé » réalisé auparavant). Ce parcours d’oubli figure dans « l’étendue blanche » comme si le paysage, assimilé, disparu, devenait transparence, une forme de lumière ou de silence qui ouvre à la contemplation. Rien ne saurait dire si tout apparaît ou disparaît. Le seuil blanc, « espace pauvre et glorieux », livre son paradoxe. On pense aux toiles frappées d’orages des périodes antérieures et l’on mesure combien le peintre s’est détaché des tempêtes. Dans les œuvres de Pierre Bonnard, le miracle de la lumière peut hésiter, comme sur le point de se perdre : au milieu des couleurs se glissent la mélancolie et le sentiment constant de la fugacité de cette fête du jour au miroitement toujours éphémère. Peut-être faut-il lire ce livre comme une tentative pour capter dans les toiles regardées ce qui fugitivement nous requiert, pour vivre ? La lumière, devenue guide de lecture, devient une compagne plus sûre pour notre regard. Le rapport sensuel à la toile, exalté par la femme, compagne, muse, suspend le déroulement du temps et le passage de la lumière qui reste tendue, dans une durée qui l’excepte et le prolonge. C’est aussi peut-être le projet qui fonde ce livre. Ce qui fait du chapitre consacré à Jacques Truphémus, « La lumière de l’intime », un chapitre à part, c’est la rencontre avec l’artiste, la visite à l’atelier. Nous voyons à la fois la toile, le sujet (le motif) et l’homme qui peint. Nous l’entendons parler, nous lisons l’une de ses lettres. L’atelier est ce lieu où la lumière se déplace comme les objets que le peintre dispose pour leur faire suivre ou non le jour qui les baigne. On perçoit l’émotion de Marie Alloy, son attention : elle décrit précisément la disposition de la pièce, son regard s’attarde sur un petit bouquet et sur l’impression de dépouillement qui domine. Au cœur de l’œuvre, le blanc, « riche en nuances », infini. « Le blanc de la toile crue est réserve de lumière, somme de toutes les couleurs, silence, poésie », précise Marie Alloy. Figure de l’inachèvement peut-être, il ouvre le spectre de nuances infinies et laisse à chaque couleur son éclat incontestable. L’intimité révélée offre à chacun une place dans la toile, en fraternité. Innocemment, le monde est révélé dans une naissance liée à la clarté de l’apparition d’Aimée comme des fruits ou fleurs déposés dans un geste simple de communion. Dire la peinture peut paraître un exercice impossible. Marie Alloy et les peintres évoqués nous disent que la peinture est silence, celui d’avant la parole ou celui d’après. Pourtant beaucoup d’entre eux écrivent sur leur art ou sur celui des autres ; certains, comme Léon Zack ou Marie Alloy elle-même, sont poètes. Beaucoup de poètes ont tenté de décrire des œuvres avec parfois de grandes réussites, comme Victor Segalen et ses Peintures chinoises. D’autre part, la peinture et la poésie ont souvent partie liée par le dialogue entre les deux arts1. Les peintres ici évoqués citent souvent des poètes dont les mots correspondent à leur effort ou à leur vision : Rilke, Guillevic, Jaccottet… Le livre s’achève sur une méditation de deux pages qui établit le lien entre les œuvres envisagées : la lumière et le vide sont deux dimensions nécessaires, le peintre les traverse comme le poète qui cherche à les atteindre. Quel que soit le motif, la lumière souligne sa présence et révèle le paradoxe constant qui, entre absolu et dénuement, rend la quête du peintre douloureuse ou heureuse, mais nécessaire. Isabelle Lévesque ____________________________ Pour mieux connaître Isabelle Lévesque, de nombreux articles en ligne dont celui-ci, déjà ancien mais riche en extraits, dans « Voies traversières » sur Médiapart
|