Depuis de nombreuses années, relisant régulièrement « Emblèmes végétaux », je me dis que, décidément, j’aime ces textes poétiques ! Voilà une voix qui me parle, une façon de dire la nature en écho à la psyché humaine qui ne cesse de m’émouvoir ; quelque chose se produit à leur lecture que je ne peux pas analyser, l’étonnement d’un profond accord, d’une communauté de regards. Les textes de cet ensemble « Emblèmes végétaux » résonnent avec force et finesse face à mes gravures, on les dirait écrits pour elles… Voilà, spontanément, ce que j’ai ressenti de prime abord – ce qui fut le point de départ de ce livre, avec un vrai désir d’accompagner le regard pénétrant de Luc Dietrich.
J’ai lu, relu, puis j’ai gravé, spécialement pour ces pages, ne voulant pas utiliser des gravures plus anciennes qui auraient pu leur correspondre. Sachant que Luc Dietrich avait écrit ces textes à partir de ses propres photos d’arbres, de feuillages, de nature, j’ai différé le besoin d’en prendre connaissance avant la réalisation de mes propres gravures. Car ce qui m’importait, c’était de rendre visible un écho personnel à ces poèmes, de donner à voir ce qu’ils gravaient en moi, l’empreinte qu’ils laissaient ouverte et le chemin de conscience que je pouvais ensuite établir entre ses mots et mes estampes.
Aujourd’hui, devant la photo faite par Luc Dietrich qui accompagne La main et la feuille, je comprends le lien qu’il a pu établir entre la morphologie des doigts d’une main et les diverses divisions du limbe de la feuille comme ici cette feuille – de figuier me semble-t-il (dont le terme scientifique est : à nervation palmée). Les doigts de la main, (de Dietrich ?), vus à contrejour derrière la transparence de la feuille, interrogent les correspondances entre vie humaine et vie végétale, dont celles qui ne sont pas seulement graphiques.
Comme « Tout s’inscrit aux nervures de la feuille », « Tout est gravé dans le creux de la main », c’est pourquoi j’ai choisi de retenir ce titre « La main et la feuille » pour l’ensemble du livre d’artiste, car le lien poétique que réalise Dietrich entre leurs deux réalités, fait de l’analogie visuelle le fruit d’une poétique à dimension philosophique. Si « Tout s’inscrit aux nervures de la feuille », les saisons, le sol, l’air, « l’âge où l’on porte fruit avant de dépérir pour repartir, au cœur d’un autre germe », au creux de la main, on retrouve, gravés « les défaites qui sont tombées sur nous comme la pluie » et « les succès ». Ainsi notre « secret destin », comme celui de la feuille, « est inscrit jusque dans les étoiles ». « Notre main est une étoile de chair » et « cette feuille est une paume céleste ». Toutes deux s’ouvrent à l’espace, à la lumière du dehors, toutes deux auront connu « l’âge où l’on s’élève et se dédouble ». Face à cette multiplication des possibles qui s’engendrent mutuellement, cette main et cette feuille, uniques et semblables, indiquent que rien n’est séparé et que bien des éléments du monde peuvent se retrouver ainsi, unis par le dessin – ou le destin.
J’ai donc travaillé mes gravures en insistant sur l’infinité des nervures végétales, si proches de la peau humaine et même du système lymphatique. J’ai cherché à traduire, grâce à cette « main de ramures *» l’immensité cosmique. La matière obtenue par une constellation d’empreintes végétales, avec la technique du vernis mou et divers tracés à l’eau forte, encrée de noirs et de gris, donne l’impression d’un hors temps, comme une sorte de mise en sommeil du monde, ou son envers mental. L’univers végétal est saisi à partir de l’infiniment petit, il restitue avec finesse la matière la plus frêle, la « saveur *» du fragile (d’infimes fragments et bris de végétaux sont unis en un tissage suggestif) – en résonance poétique avec la prolifération de détails minuscules, comme quelques fines racines noires échevelées ou le fil blanc de radicelles. Parfois se pose un épi de lumière sur le fourmillement secret des grains de l’aquatinte. Dans « Matin sur le lac », « une herbe vivante indique le chemin de la délivrance ».
Cette main d’homme donnée à la feuille, fidèle à la terre et à l’intuition du photographe Luc Dietrich, j’espère lui avoir rendu hommage. En gravant les semences végétales, en imprimant leur éclosion dans l’espace en une myriade d’étoiles jetées dans l’obscur, la feuille et la main se rejoignent, laissant à chaque poème la douceur mystérieuse de leur rencontre…
2017 06 20 Marie Alloy
- « saveur », terme que l’on retrouve dans les traductions de René Daumal de textes sanskrits sur la poésie (voir Le Contre-Ciel suivi de Les dernières paroles du poète, nrf Poésie/Gallimard). P233 La poésie est une parole dont l’essence est saveur. « La Saveur est l’essence, au sens de la réalité substantielle, c’est-à-dire la vie même de la poésie. »
- « main de ramures », dans le texte « Jardin à la Française », de Luc Dietrich, dédié à René Daumal