Extrait d’une note de lecture par Pierre Lecoeur, à paraître dans la Revue EUROPE (droits réservés)
Françoise ASCAL : Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli, monotypes de Marie Alloy (éditions Al Manar, Alain Gorius, 15 €).
» Le Fil de l’oubli, poème narratif en prose publié dans une première version aux éditions Calligrammes, explore une mémoire familiale hantée par le deuil impossible et l’omniprésence des morts. Les cinq sections du récit s’attachent à restituer la destinée et la vie intérieure d’un homme, Joseph, le grand-père, mort dans un hôpital de campagne en 1915, de son épouse, Élise, de ses deux enfants, Marthe et Gabriel, et de sa petite-fille, non nommée car elle est celle qui dit « je ». Celle-ci tente, au-delà de ses propres souvenirs et de ce qu’elle sait par ouïe-dire, de restituer la présence de ces êtres humbles, de porter leur drame à la lumière, pour mieux en révéler l’opacité, et la dimension tragique. Elle y parvient si bien que le lecteur a, à maintes reprises, le sentiment de voir prendre forme sous ses yeux sa propre histoire, collective mais également personnelle, intime, tant les expériences relatées s’inscrivent sur fond d’universel – non pas l’universel de la généralité mais d’une singularité qui paradoxalement est toujours la même. Chaque section du poème est consacrée à l’un des membres de la famille ; chacune est introduite par une carte postale écrite par Joseph à ses proches peu avant sa mort. Ce rappel d’un drame fondateur est emblématique de la démarche de l’écrivain, dont le discours est hanté par l’origine. Ces missives, retrouvées par la narratrice, ne contiennent que de pauvres paroles, celle d’un homme du peuple qui souffre et ne songe pas à se plaindre, et si elles disent autre chose que les linéaments du quotidien le plus banal (les symptômes du malade, les travaux des champs dont il est exclu…), c’est en creux, comme il apparaît de manière saisissante dans le dernier courrier, alors que Joseph se sait condamné. Quatre initiales inscrites avant la signature révèlent sans le dire tout ce qui l’attache à son épouse, et que sa pudeur refuse de livrer au grand jour. Ce cryptogramme émouvant renvoie, plus essentiellement, au secret de l’écriture, secret qui fascine Gabriel, quand, enfant, il observe sa sœur Marthe répondre aux cartes de leur père. Toutefois, au pouvoir de l’écriture s’associe comme une ombre la conscience de son insuffisance. (Suite article à paraître)
L’exigence et la modestie qui président à la quête poétique de Françoise Ascal sont les valeurs autour desquelles Marie Alloy, auteur de nombreux livres d’artiste (avec Guillevic, Dhainaut, Emaz…), construit son œuvre peint, gravé et, plus rarement, écrit. Dans l’esprit d’un Sima, Marie Alloy explore des confins où la matière parvient à une forme d’essentialisation. On reconnaît cette recherche dans les monotypes qui accompagnent les mots de Françoise Ascal. Si le travail de l’encre peut suggérer des réalités concrètes, végétales notamment, le jeu sur la réserve, sur le rythme qui organise une matière brossée, ponctuée de jours, parsemée de traces et de griffures, ouvre à même les deux dimensions de la feuille l’espace du temps, de la mémoire ou des signes qui se superposent au monde pour le révéler. Ce milieu indécis et suggestif répond dans sa tonalité au chant étrange qui ouvre et ferme Le Fil de l’oubli :
Entendez-vous parfois le bruit d’une faux ?
Une vibration dans l’air,
un bruissement de graminées qui chutent
Est-ce l’aube ?
Est-ce le crépuscule ? »
© Pierre LECŒUR