L’herbe des nuits
« Les graminées, pendant la nuit, ont poussé si haut que les arbres s’y noient.
Je sens sous moi la terre souffrir comme une chair.
Enfin j’arrive à la ville. toutes les maisons ouvertes sont des bouches de noyés.
Les murs des rues, comme des miroirs, allongent la solitude.
Les glaces des vitrines luisent dans l’eau noire des bassins.
Ma mère, elle est bien morte. J’espérais la trouver là,
Mais je ne vois que la statue aux seins rongés,
Aux yeux moisis, celle qui nous regarde mourir.
Cette terre qu’on a jetée sur le cercueil, c’est bien sur moi qu’on l’a jetée.
Je la sens à présent toute embrassée à moi, la terre, molle et semblable à une bouche,
Et moi je voudrais voler plus haut que les oiseaux,
Car je sens ici toute la chaleur de ma tendresse, celle que je n’ai pu donner.
Enfant, j’ai fui me terrer seul au fond d’un bois,
Effrayé par l’approche du grand malheur
Quand je voyais trembler la lampe dans ses mains.
Car, étant petit, je ne savais pas tout l’amour,
Et la vie ne me touchait que comme la pluie
baigne le visage sans connaître la chaleur du sang.
Son visage affleure encore à la surface de la mémoire avec son sourire troublé comme l’eau qui vient de recevoir la pierre.
Elle s’est enfoncée, enfoncée si profond
Que ni mes bras ni ma douleur ne peuvent la rejoindre.
Je ne la retrouverai plus, car la terre est trop riche, trop travaillée d’orage.
Et cette nuit les herbes ont poussé si haut que les arbres ont peur pour leurs fruits. »
Poème de Luc Dietrich- Ed. Du Rocher 1996