REVUE EUROPE novembre-décembre 2018 – Notes de lectures
Note de Pierre Dhainaut à propos de deux livres récents d’Isabelle Lévesque (p. 334)
Ni loin ni plus jamais, couverture de Marie Alloy, Le Silence qui roule, 36 p., 2018, 9 € ;
Le fil de givre, peintures de Marie Alloy, Al Manar, 68 p., 2018, 16 €. Photo : couverture du tirage de tête et édition courante
Ni loin ni plus jamais et Le fil de givre, qui viennent de paraître à quelques semaines d’intervalle, Isabelle Lévesque n’a pas jugé utile de dire dans quel ordre et à quelle date ces livres ont été composés, mais qu’importe, une même pensée s’y déroule, que la poésie anime, l’écriture, toute de ferveur, y ouvre le passage où elle se métamorphose en parole. Il est impossible de les séparer, et d’ailleurs Marie Alloy nous invite à les lire ensemble puisqu’elle a édité le premier en choisissant pour la couverture la reproduction d’une de ses toiles et qu’elle a accompagné le second de peintures originales à la fois discrètes et intenses. Avant même de lire, nous voici par l’image mis en présence de failles, « une meurtrissure » dans le ciel de Ni loin ni plus jamais ou dans l’espace nocturne du Fil de givre ces lignes blanches, déchirantes, mais simultanément elles suggèrent que rien n’est définitif, que là même où tout fut lacéré, tout peut être relié. Chacun apportant son éclairage propre, les deux livres se complètent, ils reprennent la question de toujours d’Isabelle Lévesque : quel est le pouvoir de la parole que soulèvent les poèmes ?
Elle l’affirme dès le titre de la « suite » qu’elle dédie à Jean-Philippe Salabreuil, Ni loin ni plus jamais, puis dans les premiers vers : un poète que nous aimons ne disparaît pas de notre horizon, les mots, « les mots (fantômes) » qu’il nous lègue, il nous revient de les reprendre, de les réincarner. Depuis longtemps Isabelle Lévesque reconnaît en l’auteur de L’Inespéré (qu’elle a cité dans un livre précédent) l’une de ses figures tutélaires, après Thierry Metz. Elle le sait, comme on dit si bien, par cœur. À celles qu’elle lui a déjà consacrées elle ajoute ici une nouvelle étude critique où elle évoque en quelques pages denses cette vie et cette œuvre qui n’aspiraient d’un seul élan qu’à la rencontre de l’Aimée ou de l’Absente, lesquelles désignent aussi la Poésie. Mais Isabelle Lévesque a souhaité davantage. Comment être fidèle, comment entendre au plus intime la voix qui l’avait bouleversée sinon en mettant à l’épreuve l’écriture personnelle, celle des poèmes ? Jean-Philippe Salabreuil par ses poèmes « énigmatiques et fulgurants » l’a enhardie, elle ne l’a pas imité, elle a pris le relais dans la recherche d’une langue enfin libérée de ses inhibitions, qui refuse de se satisfaire du moindre résultat, une langue, dira Isabelle Lévesque dans Le fil de givre, « signifiant parole accrue ». Ses poèmes sont sans cesse en éveil, ils n’apaisent pas, ils renouvellent « l’ardeur » qui unit l’œuvre et la vie. Ils tendent un « fil », mais si ténu soit-il, si précaire, le « fil de vie » est tenace. Aveugles, nous sommes aveugles si nous craignons qu’il ne s’éteigne ou ne se rompe dans la nuit d’hiver.
Remercions Isabelle Lévesque de nous inviter avec la passion qui est la sienne à redécouvrir un poète que nous avons négligé, mais cette suite, dans l’acception musicale du terme, prend place parmi ses autres livres, et par exemple elle introduit à la lecture du Fil de givre. L’exigence à laquelle dans tous ses livres obéit Isabelle Lévesque l’oblige chaque fois à varier les approches, les couleurs, les rythmes. À l’exaspération de Nous le temps l’oubli, à l’exubérance de Voltige ! succède dans le nouveau livre une tonalité plus calme, parfois mélancolique : la fleur préférée, le coquelicot, n’y fait que de brèves apparitions, et les phrases heurtées, fragmentées, font place à une expression entre prose et vers, indéterminée ou, pour mieux dire, vacillante. D’une étoffe à travers laquelle on a passé un fil d’or ou de soie, on dit qu’elle est brochée, Isabelle Lévesque le rappelle, c’est bien un fil qu’elle tisse, et tout le texte s’en trouve mystérieusement illuminé. Il s’adresse à notre sens des images comme à celui de l’étoffe profonde. Qu’est-ce que ce « fil de givre » ? Faut-il regretter qu’il ne soit pas un signe solide, imputrescible, qu’il ne soit qu’une « brindille » ? Assurément il est fragile, c’est sa plus grande force. Il n’est si vif que parce qu’il est secret. On le croit intermittent, il est en permanence présent. Nul ne le trace d’autorité, ce fil de givre ou d’encre semblable au givre, nous le faisons vibrer – respirer – « tant que souffle », tant qu’il y aura en nous un souffle de vie qui demande que nous disions « les mots premiers ». Ce sont, pour Isabelle Lévesque dans ce livre une fois encore, l’un des plus émouvants qu’elle a publiés, ceux de la poésie et de l’amour indissolublement accordés.
La poésie ne connaît pas les pages ultimes, elle n’accepte pas les conclusions, elle s’accomplit dans sa perpétuelle naissance. « Promettre suffit », Isabelle Lévesque n’a pas besoin d’en dire plus : à la fin de son livre, le mouvement devient « envol ».
PIERRE DHAINAUT