LECTURES DE FRANÇOISE ASCAL :
Ayant accompagné deux ouvrages de Françoise Ascal, « Noir-racine » et « Le fil de l’oubli », édités chez Al Manar, j’aime découvrir et donner à partager les lectures qui en sont faites, comme pour le tout dernier : « Un bleu d’octobre », paru aux éditions Apogée.
Lien vers un article d’Isabelle Lévesque. (à lire aussi ci-dessous):
Et ces photos personnelles, de terre, d’eau et de lumière, pour accompagner Un Bleu d’octobre, d’une autre manière :
Françoise Ascal | Un bleu d’octobre
Ne céder sur rien. Mettre de l’huile sur le feu.
F.A.
Françoise Ascal poursuit chez le même éditeur, Apogée, la publication de son « atelier intérieur », le carnet des saisons et des années.
« Bleu d’octobre : mon modèle. Voudrais écrire en atteignant cette transparence. […] La simplicité d’une écriture ne va pas de soi. Elle est le fruit d’une approche patiente. Une ascèse presque. »
Bouquet, c’est un bouquet de visages, recueil de traces croisées comme si la jonction des pages les gardait aux quatre vents, perceptibles encore, toujours. Une impression les unit : ils sont le cœur vivant du livre et l’on se trouble à l’idée de ce que tente Françoise Ascal en ces pages qui restituent plus de dix ans (de 2001 à 2012). Contre l’oubli, lutter avec les mots du jour – à chacun sa peine ne suffit pas : vivre la surmonte et chaque jour l’accroît. Ne pas augmenter, écrire les détails signifiants : un courrier reçu, « fraternel », celui de Pierre Dhainaut, alors que, malade, Françoise Ascal reçoit les résultats, mauvais, de ses examens médicaux ; visite à Roger Munier âgé de quatre-vingt-huit ans qui montre ses 1750 pages de carnets ; départ à la retraite d’un côté, pleine vie d’écrivain de l’autre ; résidence d’écriture à Aniane…
Impression farouche, que l’on ressent aussi en la rencontrant, que Françoise Ascal capte la lumière qu’elle cherche constamment : c’est dans ses yeux, lorsqu’elle nous parle bienveillante, en nous regardant toujours. Lumière émane, comme celle des poèmes de Thierry Metz qu’elle cite à deux reprises.
L’écrivain se montre à l’œuvre, explore ses projets, de l’écriture à l’édition. Elle ne veut pas « innover », « mais approfondir la langue qui [l]’a façonnée, celle qui [la] tient debout ». Tenir, rester vivante, regarder, vieillir pour « faire tomber plâtre et stuc pour parvenir au noyau dur ». La place accordée à la phrase nominale, lancée sur la feuille, augure : parfois non développée, elle est reflet du jour.
Les impressions, les événements juxtaposés lui donnent sa teneur, comme cette rechute de la maladie après un « contrôle de routine », « après trente ans de rémission ». Et, en même temps, la règle des saisons, la loi des floraisons et fiat lux :
« Hier déjà, la lumière était revenue. De si loin. »
Ce qui frappe : l’aptitude à vivre ici/maintenant ce qui traverse ― la vie (iris, glycine et son parfum, fuchsia, B. au jardin…). Le bleu d’octobre s’est-il altéré ? La confidence chuchotée glisse vers nous comme un sanglot sourd tandis que le regard clair et son acuité nous percent. Après deux livres où la voix intérieure occupée de celles des aïeux remonte de terre2, nous entendons un chant immédiat, quotidien relu – Françoise Ascal explique qu’elle fait le tri, ensuite, pour constituer le livre. Chant bleu, espérance sans foi nourrie des nuances de fleurs du jardin et de la voix des proches, vivants et serrés, nourrie aussi des lectures nombreuses et profondes dont l’écho se retrouve dans ces pages. Livre de questions, le plus souvent sans réponses :
« Suis-je condamnée, ma vie durant, à redire le creux, le trou, l’absence, alors même que le pain cuit dans la cuisine proche, que le linge sèche dans la prairie ? »
Les mots denses d’octobre sont ceux que l’on garde contre soi pour l’hiver.
« Vivre dans » l’invérité » – comme dans l’invérifiable serait progrès.
Pas de vérité en forme de roc, pas de terre ferme. Chercher du côté du souffle et de l’eau vive. » Isabelle Lévesque, avril 2016.
- Cendres vives (1980-1988) © Apogée
- Carré du ciel (1988-1996) © Apogée
- La table de veille (1996-2011) © Apogée
- Un bleu d’octobre, © Apogée, 2016
- Des voix dans l’obscur © Æncrages & Co, 2015
- Noir-Racine précédé de Le fil de l’oubli, monotypes de Marie Alloy – © Al Manar, 2015
- CD Françoise Ascal | L’Arpentée, © epm | poésie, 2016
Internet
- La note de lecture d’Antoine Emaz dans Poezibao
- Deux notes de lecture d’Isabelle Lévesque :
- Poezibao : Des voix dans l’obscur
- Terres de femmes : Noir-racine
- POEZIBAO : NOTE DE LECTURE D’ANTOINE EMAZ :
Quand on repose ce livre, c’est un peu avec l’impression d’avoir fait une promenade et pris des nouvelles d’une amie après une longue absence. Car si Un bleu d’octobre peut être lu en soi, il poursuit également le travail commencé avec Cendres vives (1980-88), Le carré du ciel (1988-96), La table de veille (1996-2001), livres publiés ces dernières années chez le même éditeur, Apogée. Au départ, c’est un travail de diariste, mais dès le début Françoise Ascal s’est écartée de la forme du journal intime en ne faisant mention que des années et des mois. Dans ce dernier volume, la note s’émancipe encore un peu plus puisque seules les années sont indiquées : 2001 – 2012. 130 pages : 10 ans. Cela donne une idée de l’ « écrémage » effectué dans le « journal » d’origine. Cette relation complexe entre une pratique quotidienne d‘écriture et l’élaboration littéraire d’un volume de notes est évoquée à plusieurs reprises : « Ce cahier va disparaître, ou bien n’être plus que de brèves notes pour mémoire. / Il se dévitalise. Il est de plus en plus troué. Lorsque les trous se rejoindront, je serai « détachée ». Délivrée du journal. Et je me lamenterai après sa fonction heureuse. » (p 18) ; « Ecrémage du journal 2001-2002 pour commencer à concevoir une suite à La table de veille. Atterrée. Aucun espoir de dire mieux ou autrement que dans les volumes précédents. / Ne pas donner à publier des kilos de Carré du ciel et compagnie. » (p 49) ; « Je prends conscience de l’ambiguïté de l’appellation « journal » dans mon cas, puisqu’il y a sélection et re-travail. « Atelier intérieur » conviendrait mieux.» (p 68) ; « Comment être sûre que ces cahiers seront détruits à ma mort, ainsi que je le veux ? Qui fera le geste ? A qui le demander ? / Honte à l’idée qu’ils pourraient être lus dans leur ensemble, et pourtant, besoin de poursuivre ces journaux, avec leurs niaiseries, leurs rebuts. » (p 90) Ce questionnement vivant de l’écrivain sur sa propre pratique est l’un des fils conducteurs à travers la variété des notes, et le grand mérite d’Ascal est de ne jamais prendre de posture ; elle réfléchit seulement sur son « métier », de façon très directe. Ainsi lorsqu’elle parle de ses anciens livres ou des projets en cours (pp 19, 22, 42, 101…), ou qu’elle se pose la question de récrire un texte à l’occasion d’une réédition (p 46). On la suit aussi dans ses rencontres pour des lectures publiques, ou des résidences comme celle d’Aniane (pp 110 à 116). On voit varier les pratiques d’écriture : carnet/stylo ou écran/clavier (p 89, 98). Plutôt que de longs développements théoriques, l’auteure nous invite à partager une expérience d’écrire, y compris celle des moments d’échec (p 110), et sa quête de principes susceptibles de guider à la fois l’écriture et la vie. Pour l’écriture : « Plus aucun temps à perdre. / Aller vers le simple. / Elaguer. » (p 39) ; « Assumer un langage clair, accessible, est une position éthique et politique. Pas d’obscurité ou d’hermétisme pour faire masque. » (p 79) Cet idéal de « transparence » et de « simplicité », « une ascèse presque » (belle note p 48) rejoint une exigence globale que l’on pourrait qualifier de morale, celle de la vérité. « Trouver la vérité par l’écriture. La vérité m’intéresse plus que tout, plus que l’écriture. » (p 20) ; « Je ne cherche pas à construire une image cohérente de mon travail. Je ne suis pas « une ». Aller vers plus de vérité condamne à ne pas se censurer, à accepter les écarts, l’imprévu, le non-connu de soi. Quitte à en payer le prix sur le plan de la reconnaissance. » (p 88) ; « Mon rapport à l’écriture : encore et toujours « le métier de vivre ». Pas le souci de construire une œuvre « littéraire », mais l’ambition de repousser, si peu que ce soit, une part de ténèbres – en soi comme à l’extérieur. » (p 45) On voit bien dans cette dernière note comment la « vérité » est l’articulation entre écrire et vivre : c’est la même quête de clarté. Et ce n’est pas facile lorsque la vie malmène et que la maladie et la vieillesse frappent à la porte, et s’imposent.
Ces dix années sont ponctuées par des notes rares, brèves, dignes, qui forment un fond aussi discret que sombre : « Contrôle de routine. Choc : après trente ans de rémission, le spectre de la maladie reprend corps. » (p 10) ; « Aucun signe de rémission, comme je l’espérais secrètement. Faire avec. Ne pas perdre de vue que c’est « vivable ». » (p 47) ; « Analyses : pas de rémission en vue. » (p62) ; « Il semble que je sois désormais en rémission. » (p 92) ; « Au courrier, les dernières analyses. Mauvaises. » (p 116) ; « Rechute confirmée avec aggravation. » (p 119)… Le lecteur n’en saura guère davantage, et on entend bien dans ce silence tenu la différence entre journal et notes. Mais ce rétrécissement imposé de vivre n’empêche pas la poursuite du travail sur soi. Il prend un tour particulier dans les années 2005 à 2008 : les lectures sont davantage d’ordre philosophiques, notamment les stoïciens, mais pas seulement, Lao-Tseu et Bachelard, également. Pourtant, en 2007, cette tentative (tentation ?) de mise en ordre du moi, du « magma des émotions » par la pensée semble progressivement délaissée (pp 62, 64, 66…) au profit d’un autre mode d’apaisement ou d’équilibre, qui a toujours été présent mais devient prépondérant : le rapport à la nature. « Qu’est-ce que je suis venue apprendre ici, opiniâtre à la table, face à une prairie et sa lisière d’arbres qui bougent imperceptiblement ? On dirait de vastes poumons qui se soulèvent. (…) Ils ont beau, eux aussi, être de passage, on les croirait de toute éternité, ils nous délivrent d’un poids d’inquiétude, ils disent plus que mes phrases de maladresse renouvelée, mes phrases bégayantes, mes phrases d’incomplétude. » (p 122) Cette adhésion au monde naturel va être incarnée par un lieu, « Melisey », la vieille maison familiale perdue dans la campagne. « Balade sur le plateau, lumineux comme dans mes rêves. Immersion dans la fraicheur, la vivacité de l’air, avec les lointains vosgiens largement découverts. Exactement ce qu’il me fallait. Poser mes fardeaux. Faire silence. » (p 14) Tout au long du livre, et de ces années, Melisey apparaît comme un « vrai lieu », une expérience renouvelée de pacification et de réunification de soi : « Drôle d’impression dans la maison de Melisey. Il y aurait une clé cachée, une réponse attendue et toujours différée, une clé perdue, dans l’enclos, la prairie, ou la grange. La clé de mon être qui m’attend, qui attend et aspire elle-même à être trouvée. Il me faut continuer la quête. » (p 119) Plus largement, il y a de nombreuses et belles notes sur la lumière, le jardin, la rivière… comme si la nature permettait un ressourcement de soi, un regain d’énergie, et la possibilité toujours renouvelée de faire cette expérience que l’ultime note du livre donne presque comme une devise : « Frôler à nouveau le bord incandescent du vivant. »
Cette expérience peut être aussi faite via l’art, que ce soit la musique (Bach, Haydn, Buxtehude…), la peinture ou la littérature avec des références multiples à des œuvres d’époques et d’horizons très divers. L’objectif reste le même, un « acharnement à haïr la mort » (p 17), « Et le désir de regarder la beauté en face. / C’est toujours possible. / Il y a place, lieu et temps pour quelques secondes d’éveil. Je veux le croire. » (p 27) Ce livre n’est pas un livre de sagesse au sens ou quelques préceptes promettraient d’atteindre un bonheur moutonnier, et ce n’est pas non plus un livre narcissique replié sur l’intime ; il ouvre simplement une perspective de dépassement lucide, donc précaire et limité, des tensions qui nous lient à nous-mêmes, au monde, à l’écriture.Antoine Emaz
Françoise Ascal, Un bleu d’octobre, Editions Apogée,130 pages, 15 €.